Quand le « en même temps » d’Emmanuel Macron pose question aux linguistes
Ce mardi 24 novembre, le président Emmanuel Macron a prononcé sa sixième « adresse aux Français », qui générait une fois encore beaucoup d’attentes.
Dans ce deuxième discours en lien avec le deuxième confinement, l’effet d’attente était fort, et les spéculations allaient bon train sur la dénomination même des annonces : « léger assouplissement », « assouplissement », « déconfinement ».
Dans un récent article, j’avais montré que le positionnement actuel du président était complètement différent de celui qu’il avait eu lors du premier confinement : moins empathique et plus distancié, le président n’assumait pas linguistiquement les nouvelles consignes, par le recours à des chiffres, des comparaisons, là où il s’impliquait (inter)subjectivement dans les discours du premier confinement, avec des tendances en « vous/les soignants », « je/nous » et « le retour/l’avenir ».
Avant ce deuxième discours du « confinement 2 », je prévoyais deux hypothèses possibles, en fonction de la trajectoire des discours précédents :
Une poursuite de cette mise à distance des mesures, en continuant sur la stratégie de quantification et comparaison ;
Un retour à un ton plus « paternaliste », dans l’esprit des discours du premier confinement.
Tenir la première stratégie « et en même temps » la seconde ?
Si on observe les spécificités de ce discours (c’est-à-dire ce qui est « sur-utilisé »), on observe en tête deux termes particulièrement intéressants relativement aux hypothèses précédentes :
En effet, nous avons le « nous » et le « nombre », qui montrent que le discours concilie une implication du président et des citoyens, et en même temps une quantification abondante et précise. Le président a donc recours à la désignation d’une collectivité plus large dans laquelle s’inclut le locuteur, notamment province, quartier, pays, patrie ; nous = je + ils collectif, en utilisant ce pronom « nous » par exemple ainsi :
« Et dans cette période, nous ne devons pas nous laisser nous emporter. Tenons-nous ensemble autour de nos valeurs, autour de notre histoire, dans cet attachement à notre démocratie, à notre humanisme qui demeurent, aujourd’hui comme hier, nos plus sûrs atouts. Alors, nous pourrons inventer un nouvel avenir français. »
Ainsi, si statistiquement le président semble adopter une stratégie d’inclusion en assumant les annonces, les choses sont beaucoup plus complexes.
Déjouer le comptage de mots pour orienter les commentaires ?
À ce « nous » s’ajoutent en effet les verbes devoir et pouvoir, qui sont très riches du point de vue linguistique puisqu’ils ont selon le linguiste Carl Vetters un « noyau sémantique sous-déterminé – respectivement la possibilité et la nécessité abstraites (Kronning 1996) – leur permettant de prendre un grand nombre d’effets de sens discursifs ».
Dans le cas du discours d’Emmanuel Macron, la combinaison des « nous » avec « devoir » au présent et « pouvoir » au futur, présente la situation comme contrainte, suspendue à une attente collective, sur laquelle le président n’a pas de prise.
On se trouve réellement dans un « et en même temps » linguistique, puisqu’à ce « nous » d’implication s’attache une nécessité ou une possibilité, donc quelque chose qui semble s’imposer de l’extérieur. Cela est d’autant plus visible et prégnant dans les exemples suivants, avec un effet d’anaphore de « il nous faudra » :
« Il nous faudra rebâtir notre économie plus forte afin de produire et redonner plein espoir à nos salariés, nos entrepreneurs, garder notre indépendance financière. »
« Il nous faudra rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française et plus d’autonomie stratégique pour notre Europe. Cela passera par un plan massif pour notre santé, notre recherche, nos aînés, entre autres. »
« Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Ces mots, les Français les ont écrits il y a plus de 200 ans. Nous devons aujourd’hui reprendre le flambeau et donner toute sa force à ce principe. »
« Il nous faudra bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience qui seules peuvent permettre de faire face aux crises à venir. »
Avec cette tournure, le président combine le « nous » qui l’implique avec les citoyens, avec une tournure impersonnelle par laquelle « le locuteur laisse s’imposer le propos en tant que tel ».
Avalanche de chiffres et délégation de la responsabilité
Aussi, à ce « nous » apparent cède une certaine forme de délégation de la responsabilité (linguistique au moins), qui se combine à l’objectivation qui est bien présente avec le mot « nombre », ainsi qu’avec la catégorie des chiffres qui est très caractéristique de ce discours du 24 novembre (sur-représentée par rapport aux autres discours, même par rapport au discours du 28 octobre) :
« Le nombre de cas positifs journaliers à la Covid-19 a fortement reculé. Il a été supérieur à 60 000, il s’est établi la semaine dernière à 20 000 cas par jour en moyenne. »
« Après avoir atteint 33 500 patients hospitalisés le 16 novembre, soit plus que lors de la première vague, nous avons aussi commencé une lente décrue. Le nombre de personnes en réanimation du fait de la Covid-19 est passé de 4 900 le 16 novembre à 4 300 aujourd’hui. De ces données, il ressort que le pic de la seconde vague de l’épidémie est passé. »
Cette adresse du 24 novembre est pour le linguiste un cas d’école, puisqu’elle combine l’usage d’expressions qui recouvrent a priori des objectifs distincts : inclure et assumer, mettre à distance et déléguer la responsabilité.
Ce tweet est emblématique des exemples que j’ai présentés précédemment :
Par cette stratégie, le président donne un sentiment d’implication (les spectateurs pourront ressentir la récurrence du « nous ») mais délègue la responsabilité des mesures grâce aux verbes pouvoir, vouloir et surtout falloir, qui, tels qu’ils sont employés, laissent les propos s’imposer au locuteur, et non l’inverse.
https://theconversation.com/quand-le-en-meme-temps-demmanuel-macron-pose-question-aux-linguistes-150869
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